Un jeune, une œuvre : nos questions à Margaux Rabiller

Dans le cadre de sa cinquième année d’études à l’Institut National du Patrimoine, Margaux a réalisé la restauration de Nature morte, une œuvre du début du XXème siècle redécouverte en 2006. Retour sur le projet de cette étudiante soutenue par la Fondation Lazard Frères Gestion – Institut de France.

Pouvez-vous nous rappeler ce qui vous a amenée à choisir cette œuvre pour votre projet de restauration à l’INP ?

Je souhaitais travailler sur un objet atypique, peu rencontré dans la pratique d’atelier, et à la croisée des spécialités, me permettant d’appréhender l’interdisciplinarité. J’avais également envie de mettre à l’honneur une artiste femme, fait rare dans les mémoires de l’INP. Enfin et surtout, j’avais à cœur d’étudier une « peinture mate », ces peintures non vernies soulevant des problématiques intéressantes de conservation-restauration et qui sont le domaine de spécialisation vers lequel je voudrais me diriger.

Votre travail a également consisté à mener lenquête sur lhistoire de cette œuvre. Pouvez-vous nous en parler ?

La recherche historique s’est avérée compliquée, d’une part à cause du mystère qui plane autour de l’œuvre et de cette artiste méconnue. Georgette Agutte ne tient pas de journal, où elle aurait pu mentionner Nature morte, et le peu d’informations rencontrées dans les archives et dans sa correspondance ne permettaient pas de reconstituer le puzzle. La ville de Bonnières-sur-Seine, qui possède l’œuvre, a peu de documentation à son sujet. Une collecte de témoignages a donc été nécessaire : membres de l’association responsable de l’institution, agent immobilier en charge de la vente de la maison à la municipalité et ayants-droits. Nous avons couplé à cela une étude approfondie de la technique, de l’iconographie et du corpus d’œuvres de l’artiste pour tenter de dater plus précisément Nature morte. D’après tout cela, nous pouvons conclure que l’œuvre a été réalisée entre 1910 et 1914, puis oubliée ou entreposée dans le grenier de la maison pendant une longue période où elle a subi dégâts des eaux et accidents de manipulation, avant d’être découverte vers 2006 peu après son rachat par la ville.

Quelles ont été les principales étapes de la restauration ?

  

Détails avant et après traitement de l’auréole.

La première étape est l’assainissement de l’œuvre, avec un dépoussiérage et décrassage à sec, méthode respectueuse des caractéristiques de la peinture (sensibilité à l’humidité, matité du film), à l’aide d’éponge douce. Grâce à cette étape, l’œuvre gagne en contrastes et luminosité.

S’ensuivent les étapes de consolidation avec le renforcement des plis et déchirures du carton d’une part, et le refixage de la couche picturale d’autre part. Pour ces interventions, nous utilisons la méthylcellulose, un adhésif souple au rendu mat, totalement compatible avec les matériaux en présence. Après intervention, l’état de l’oeuvre est stabilisé et le risque de perte est minimisé.

L’atténuation des auréoles a ensuite été menée à l’aide de gel aqueux, afin d’améliorer la lisibilité de Nature morte, dont l’harmonie était perturbée par ces taches sombre.

L’œuvre étant lacunaire, nous avons restitué ces manques grâce à des pièces de comblement réalisées sur-mesure à l’aide d’une pâte à papier adaptée. Cette étape étant particulièrement délicate, nous avons choisi de lui dédier notre étude technico-scientifique. Les lacunes une fois comblées permettent de rendre à l’œuvre son unité structurelle.

Nous avons alors pu procéder à la réintégration colorée des petites lacunes et au montage final de l’œuvre sur un support secondaire de conservation. En revanche, le traitement des grandes lacunes n’a pas été poursuivi car l’absence de documentation sur l’état initial de l’œuvre nous freinait déontologiquement (la réintégration de si grandes lacunes sans référence obligerait à faire intervenir notre interprétation). De plus, ces lacunes sont comblées avec un matériau proche de la couleur et texture du carton d’œuvre, ce qui ne constitue plus une gêne visuelle, mais plutôt une continuité.

L’œuvre retrouve alors son unité visuelle, et peut enfin être manipulée et exposée sans risque.

Vue générale avant et après intervention ©A.DEQUIER/INP

Quels ont été les défis techniques, peut-être inattendus, auxquels vous avez été confrontée ?

Comme évoqué précédemment, l’étape du comblement du support carton s’est avéré être un véritable challenge. En effet, la grande fragilité et réactivité du carton ne permettait pas d’appliquer les traitements traditionnellement employés par les ateliers Arts Graphiques et Livre, qui rencontrent fréquemment du carton. Les risques importants qu’ils impliquaient nous ont poussés à trouver une alternative grâce aux technologies 3D. Nous avons mis au point une méthode faisant appel à la numérisation et l’impression 3D qui nous permet, sans entrer en contact avec l’objet, d’obtenir une copie imprimée en 3D de la zone à traiter qui servira de « moule » pour mettre au point les pièces de comblement.

De gauche à droite : détail de la grande lacune, même détail après numérisation (visualisation sur logiciel), détail correspondant sur le moule 3D

Parmi les outils les plus performants pour la numérisation, nous avons utilisé le scanner 3D à lumière structurée. Les scans obtenus permettent de fournir un nuage de points qui est remanié sur des logiciels spécialisés pour former le modèle 3D final imprimable. L’étape d’impression 3D ne pouvant être réalisée en autonomie, nous avons fait appel à un prestataire extérieur, et parmi les nombreux types d’imprimantes, nous avons choisi le procédé le plus précis, la stéréolithographie.

Après mise au point d’un matériau de conservation pour les lacunes du carton, nous avons pu élaborer des pièces sur mesure en coulant la pâte à papier le long du moule 3D.

Pièce de comblement en cours de démoulage (gauche) et d’insertion dans la lacune (droite).

Qu’avez-vous appris grâce à ce projet ?

L’étude et la conservation-restauration de Nature morte m’ont appris beaucoup durant cette année ! Ce travail de mémoire a été d’abord l’occasion de découvrir une artiste attachante, au cœur des expérimentations artistiques de cette époque florissante qu’est la Belle Époque. Georgette Agutte était une artiste moderne et prolifique qui mérite d’être mieux connue du grand public. Ensuite, le carton, matériau que je n’avais jusqu’alors jamais rencontré, m’a ouvert à l’interdisciplinarité du métier de conservateur-restaurateur en apprivoisant l’univers des Arts graphiques dont il est issu, par l’apprentissage du vocabulaire et des techniques de restauration. Nous avons également pu nous familiariser davantage avec les couches mates, ces peintures fragiles et exigeantes en matière de conservation-restauration, qui nous ont permis d’appréhender de nouveaux types d’intervention. Enfin, nous avons appris à maitriser les outils 3D, tout en démontrant que ces technologies actuelles pouvent être un outil pertinent au sein d’un atelier de restauration.

Avez-vous déjà en tête de prochaines œuvres sur lesquelles vous aimeriez travailler à l’avenir suite à l’obtention de votre diplôme ?

Suite à cette année de mémoire, j’aimerais beaucoup travailler à nouveau sur des peintures sur carton afin de pouvoir mettre en application mes nouvelles connaissances théoriques et techniques. Plus largement, je souhaiterais me spécialiser dans les couches mates, et donc pouvoir élargir ma pratique à d’autres typologies d’objets, comme les Thangka (bannières bouddhistes) ou bien les peintures aborigènes. Enfin, la période qui m’intéresse le plus s’étalant de la fin du XIXe siècle à nos jours, j’espère avoir l’opportunité d’étudier et de restaurer de nombreuses œuvres modernes et contemporaines. J’aurai d’ailleurs la chance de travailler d’ici quelques semaines dans un atelier de restauration de peinture spécialisé dans ce domaine, ce qui annonce de belles et riches heures de travail devant moi !

 

Une nouvelle action en faveur du patrimoine culturel, historique et artistique de la fondation Lazard Frères Gestion – Institut de France. Pour en savoir plus sur la fondation : https://latribune.lazardfreresgestion.fr/lancement-de-la-fondation-lazard-freres-gestion-institut-de-france/